Ceci n’est pas un testament…

Publié le par noserrances.over-blog.com

 


Ami, quand vas-tu arrêter ton esclavage ?  Bientôt compagnon.

Bientôt. Eh oui, j’ai vieilli. Il fallait bien que cela m’arrive aussi[i]… Oui, bientôt.  Au compte-goutte.  Mais j’entends déjà l’appel  Bientôt  explorer le silence[ii], inventerò una strada che sia giusta per me, et je vois déjà les limites de mes désirs…  Ce que je ferais ?  D’abord continuer à respecter quelques obligations : sociales, familiales[iii]… Ensuite,  attendre que toutes mes visions se transforment.  En homme épris de liberté, marcher le nez au vent, poursuivre ma vie d’anachorète acratopège, m’abandonner à la paresse, me débarrasser de mes carcans. Reculer les limites de l’ignorance et désapprendre...  J’attendrais que cette vie disparaisse, je donnerais congé à mes routines et conditionnements …  Croisade désorientée.

Ce que je ferais ?  Écouter la bonne musique et lire les bons auteurs. En homme épris de poésie[iv] j’ouvrirai toutes grandes les vannes de l’imaginaire, opérer une évasion hors du temps…. et larguer les amarres.  Revisiter Rilke et Zweig, fabuleux tourmentés, Goliarda Sapienza et son « Art de la Joie », respirer le cœur de la Sicile avec les pages sublimes de  Sciascia[v], relire un mal sans remède d’Antonio Caballero, arpenter Arrabal et Becket, et Agota Kristof, et Ionesco, et les « Trois chevaux » d’Erri de Luca, hanter Henry Miller et Anaïs Nin, Pasolini et Kerouac, dévorer Ferlinghetti, marivauder avec Abdellatif Laâbi et Adonis, mieux sonder Murakami et Mishima,  et tant d’autres, et tant d’autres encore et encore… Pratiquer le librocubicularisme de manière assidue…

 

Voilà ce que je ferais.  Lire les bons auteurs nimbé d’euphonies célestes : du divin Mozart  et son délicieux Ave Verum, à la sensuelle et suave mélodie de la Jeune Fille et la Mort de Schubert, du lyrisme harmonique de Bach à la poétique du merveilleux cantautore  Gianmaria Testa, du factieux Béranger - tiens on l’a bien oublié celui-là – au méconnu Allain Leprest[vi], tendre l’oreille à la voix riche de nuances d’Andrea Parodi[vii].  Traquer la connivence entre musique, poésie et philosophie. Vivre intensément chacun des jours qui restent, éveiller les dernières parties qui dorment encore, dans l’attente de l’ultime secret de la vie.

  

Ah ! j’allais oublier…  Et retourner un jour vers le pays de mes ancêtres, à cette terre brûlée, à cette chaude nudité, au spectre des  voix tues, aux figues de mon enfance sur l’horizon de la mer.  Exhumer les souvenirs douloureux que mon pays natal a infligé, souvenirs rouillés, à parcourir avec patience, épisodes vivants d’une vie antérieure… La mauvaise blague, déjà je ne peux plus danser avec eux, j’ai oublié les pas, les effluves aromatiques… Oui, ça  c’est une autre histoire,  nous en reparlerons plus tard.

 

Pour l’instant, je me sens las, terriblement las.  Ma raison se paralyse.  Tout m’oppresse.  Je suis en train de vivre la fin d’une odyssée avec une extrême inharmonie.   Pauvre agonisant.  Comment convertir l’humiliation en une dignité[viii] ?

 

Assez de récriminations, il est impossible de se tenir debout sans jamais se courber.  Un proverbe japonais dit : « demain soufflera le vent de demain. »  Au large de cette vie s’étend une autre vie aux logiques déchirées, dans une résignation lugubre, ou alors un monde où s’enchainent des jours meilleurs, des matins avec cigales, des rosées bienfaisantes…

 

[i] La vieillesse marque les retrouvailles de chaque homme avec lui (Christian Combaz – Eloge de la solitude)

[ii] Je peux, et j’aime rester des heures et des jours entiers en ne voyant personne.  Or, je ressens la plupart de ces heures et de  ces jours-là comme des heures et des jours de plénitude où je m’éprouve comme relié à, exactement, tout ! (Christian Bobin)

[iii] Toute situation est dépendance et centaines de dépendances.  Il serait inouï qu’il en résultat une satisfaction sans ombre ou qu’un homme pût, si actif fût-il, les combattre toutes efficacement, dans la réalité. (Henri Michaux)

[iv] Poésie, l’ultime illusion à vivre (Lawrence Ferlinghetti)

[v] Sciascia, l’un des plus subtils écrivains d’Europe.  Peut-être le plus intelligent. (Jean-Noel Schifano)

[vi] L’un des plus grands auteurs et interprètes de la chanson française.  Même Nougaro, plutôt avare en compléments sur ses  compagnons chanteurs ne pouvait que s’incliner : « Leprest est l’auteur le plus flamboyant que j’ai rencontré sous le ciel de la chanson française ».

[vii] À écouter son dernier grand  concert avec son ancien groupe TAZIENDA et tous ses amis et chanteurs (notamment Elena Ledda) au magnifique Amphithéâtre romain à Cagliari, plein à craquer.  Il décèdera à 51 ans seulement, quelques jours après ce dernier concert.

[viii] Je voudrais, les prunelles closes,

Oublier, renaître et jouir… (Sully Prudhomme)

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