Game over
Elle n'avait pas faim
elle était entrée par habitude
comme tous les mardi
après le concert
elle avait choisi la même table
commandé la même bière
elle avait souri au patron
et aux habitués
elle avait gardé sa grande cape noire
déposé ses gants sur le bord de la table marbrée
placé son sac tout contre elle serré
sur la moleskine rouge
elle avait ôté lentement l'écharpe de son cou
croisé sagement ses jambes minces
gainées de bottes souples
sorti un petit mouchoir de fil blanc
pour tamponner ses yeux sombres
et leur cerne humide
elle était restée là
ni près, ni loin du comptoir
presque immobile
perdue dans une contemplation intérieure
obstinée
elle avait juste trempé ses lèvres
dans la mousse blonde
puis reposé le boc
presque repoussé
délaissé
elle avait essuyé ses lèvres
avec le même mouchoir
laissé les traces carminées
de son sourire éteint
le colorer
elle avait longuement inspiré
expiré
elle avait posé son regard lent
et appuyé sur chaque détails
chaque visage
on pressentait qu'elle souhaitait parler
délivrer aux mots un passage
le temps s'était figé
les attentions scotchées
que disait
ce pauvre message?
elle serait seule à présent
et définitivement
ils s'étaient souvenus
qu'ils étaient toujours deux
elle en noir
lui en bleu
depuis quarante ans
fidèles amants
clients du mardi
passé les minuit
amateurs de Eisbock
et de musique rock
ils avaient consommé
un demi par soirée
puis étaient repartis
saluant
souriant
aimables et discrets
qui pouvait se douter
de leur identité
de leur intimité
de leur célébrité
elle s'était levé
avait salué
la conso étant réglée
avait remis son fin carré
maculé et frippé
dans le fond de son bagage
enfilé ses gants de veuvage
et quitté le petit bar
sans autre aurevoir
les talons frappaient le pavé
de plus en plus loin
de moins en moins fort
s'étaient-ils séparés?
de quoi était-il mort?
ils savaient désormais
qu'ils ne l'apprendraient jamais
Miel, 22 janvier 2011
(In memoriam GP)